La plupart des gens ne connaissent pas les acouphènes. Ça contribue à les rendre terribles.
Des « ssshhhhh », des « vrrrrrr », des « iiiiiii ». C’est ça les acouphènes. Mais ça dépend des abonnements. Moi j’ai la chance d’avoir des acouphènes qui sont couverts par des ambiances sonores modérées. Que ce soit pour me rassurer que mon sort n’est pas si terrible ou par altruisme, je pense souvent aux personnes qui ont des acouphènes tellement puissants qu’elles les entendent dans tous les environnements. Ces personnes ont un son dont elles ne peuvent pas se défaire, qui les accompagne tout le temps, et qui est généralement associé à une surdité dans les mêmes fréquences.
J’ai été formée à poser beaucoup de conscience sur le son, à l’analyser, et l’électroacoustique m’a plus particulièrement rendue intéressée au « bruit », cette musique involontaire du tous-les-jours. Et puis au début de l’âge adulte, j’avais identifié pendant des séances de sophrologie que le silence était mon espace-ressource à moi, et j’avais appris à me reposer dessus pour gérer les situations de stress ou d’anxiété. L’importance que je donne à ce sens est capitale.
Lorsque les acouphènes sont apparus, j’ai perdu le silence. Il a tout simplement disparu. Aujourd’hui, il ne m’est plus physiquement possible d’accéder au silence… Curieusement je me suis toujours « préparée » à perdre la vue (oui c’est un peu pathologique…). Petite, je tentais de me repérer dans la cour d’école grâce à mon toucher. Je me préparais, au cas où. C’est que j’aime bien savoir que je peux me détacher des choses dont je jouis. Lorsque j’identifie qu’il pourrait être possible que je perde quelque chose, j’aime m’entraîner à m’en passer. Mais je n’ai jamais, ô grand jamais tenté de me passer de silence. Je me suis vautrée dedans, j’en ai fait ma seule maison, dans une sécurité totale, persuadée que je n’en serai jamais délogée. Perdre le silence… C’est comme perdre le blanc, ou perdre le noir… Ça me semblait un minimum syndical.
Ce deuil a été très long à traverser. Un deuil car, à moins que ce soit un acouphène dont l’origine est une pression sur le nerf acoustique, auquel cas des séances d’ostéopathie doivent pouvoir faire l’affaire, un acouphène est créé par l’interprétation que fait le cerveau de l’absence de cellules ciliées dans l’oreille interne, qui sont mortes pour une raison ou une autre. Ces cellules ciliées ne se régénèrent pas. Quand elles sont cramées, elles sont cramées. C’est pour ça d’ailleurs que nous sommes particulièrement invité·es à prendre soin de nos oreilles ; les cellules ciliées constituent votre patrimoine acoustique non renouvelable. Et si votre cerveau le décide, il allumera un cierge, un cierge éternel qui ne finit jamais de se consumer. C’est ça l’acouphène, un abruti de cerveau qui fait le déni de la mort d’une cellule…
Comment ça arrive ?
Dans mon cas, le covid est passé par là. D’après l’ORL que j’ai consulté, n’importe quel rhume qui dégénère en otite séreuse pourrait créer des acouphènes. J’ai cependant un doute : l’un des caractères originaux du covid réside justement dans ses symptômes neurologiques et il me semble vraisemblable qu’il soit virulent envers les cellules ciliées de l’oreille interne. Face à d’autres otites, je n’ai jamais déclaré de tels problèmes. Les acouphènes peuvent également être le résultat de divers traumatismes de l’oreille internes comme des sons trop forts ou simplement la vieillesse. Par ailleurs, je n’ai pas beaucoup poussé mes recherches mais il semblerait que les acouphènes fassent partie des effets indésirables du vaccin contre le Covid (dans mon cas, la corrélation fonctionne effectivement). Je ne m’intéresse pas beaucoup à cet élément car le débat vax/anti-vax a déjà été suffisamment houleux, et qu’à part « eh beh oui c’est bien ça » je ne vois pas exactement ce que vont me dire les autorités. Ce qui m’intéresse aujourd’hui serait un traitement intéressant pour mon cas… Ce qui n’existe pas.
Je ne crois pas écrire cet article pour vous dire « protégez vos oreilles ». J’avais beaucoup entendu cet avertissement puisque j’ai fréquenté des salles de concert dans mon adolescence. J’écris davantage pour sensibiliser à la notion d’acouphène, car curieusement, si j’avais bien été sensibilisée à la nécessité de se protéger, je n’avais jamais réellement entendu parler d’eux. Je pensais qu’on passait directement à la surdité et je n’imaginais pas que parmi les « malentendant·es » se cachent notamment des personnes qui sont plus dérangées par les sons qu’elles entendent (acouphènes) et que par les sons qu’elles n’entendent pas (surdité). Or je sais que si j’avais connu cette possibilité, le choc de ce changement chez moi aurait été beaucoup plus tolérable.
Ah oui, je ne vous ai pas tout à fait raconté mes états émotionnels… Alors comme ça vous passionne je vous raconte toute l’histoire !
Fin 2021, je me fais vacciner, puis quelques semaines plus tard, j’attrape le Covid. Un covid sans trop d’histoires sur le moment si ce n’est les symptômes courants. Mais peu de temps après je ne suis toujours pas remise sur pieds. Au contraire, j’ai des vertiges puissants qui m’handicapent au point que je ne peux pas conduire par exemple, ni avoir une quelconque activité normale. Les vertiges créent un état nauséeux permanent (intense comme quand vous avez beaucoup trop bu et que vous vous couchez). Je n’entends plus d’une oreille et j’ai un acouphène qui couvre une grand partie des sons du quotidien dans l’une des oreilles. Bref, je suis malade, mais aussi très inquiète. Je consulte mon médecin généraliste. Lorsque j’arrive, sa réaction est violente. Avant même d’envisager une prise en charge, elle me dit avec une sorte de réjouissance scientifique face à un nouveau cas passionnant : « Il faut envisager que vos symptômes soient définitifs ! Vous savez, on ne connaît quasiment pas cette maladie ! ». En deux phrases, elle tente sans aucun ménagement de me faire accepter que je viens de passer d’un état de validité relativement banale à un état de handicap qui ne me permettra plus d’avoir aucune des activités que je connais… Me voyant catastrophée elle énonce que c’est peut-être juste un bouchon d’oreille… Ce qu’elle trouve, mais de toute évidence le problème n’a rien à voir avec ça… Elle n’a ni diagnostiqué l’otite séreuse (c’est grâce à ma mère infirmière que je comprends que c’est ça), ni choisi de faire appel à un ORL, m’a laissé repartir avec une boîte de doliprane et m’a conseillé de me reposer… Sans me donner d’arrêt de travail.
Bon, passée l’incompétence empathique de cette personne, j’ai laissé couler de l’eau sous les ponts. Mon oreille a fini par se déboucher, l’otite séreuse a guéri. J’ai perdu mes vertiges et mon acouphène a très largement diminué. Le soulagement était tel que même s’il subsistait tout de même des acouphènes, après ce que j’avais vécu, je me réjouissais de ne plus avoir de nausées, d’entendre presque normalement, en somme, de pouvoir reprendre une vie au plus près de la normale.
La compagnie forcée du son de l’acouphène crée chez moi un sentiment de claustrophobie. J’ai la sensation d’être coincée dans quelque chose dont je ne peux pas sortir. Vous savez c’est comme ce bruit désagréable d’un appareil électrique en veille, ce petit bruit désagréable qui vous gratte le fond de l’oreille et que vous allez pourchasser. Puis lorsqu’enfin vous le trouvez, vous l’éteignez, et vous ressentez un profond soulagement : ça s’est arrêté. Ou parfois, il s’agit d’un bruit que vous n’aviez pas remarqué mais qui fera dire à Jean-Louis-la-remarque-facile : « ça fait du bien quand ça s’arrête ». Ben voilà : l’acouphène, c’est ce bruit-là, sauf que tu ne pourras plus jamais l’arrêter.
Les mois qui ont suivi cette période de soulagement ont sans doute été les plus durs. J’ai d’abord pris conscience que certains de mes acouphènes ne dataient pas de l’otite mais de ma prise de poste. Jusque là, j’avais une sensation de « tête qui bourdonne » que j’associais à la fatigue et au stress d’un nouveau boulot. Mais ma prise de poste avait aussi été assujettie à ce que je me fasse vacciner contre le Covid. Quelques témoignages sur le net commençaient déjà à accuser le vaccin de cet effet indésirable, avec la triste constatation que ces plaintes n’étaient pas prises au sérieux car taxée anti-vax au grand dam de ces personnes qui ne l’étaient généralement même pas… Je remarquai par ailleurs que j’avais perdu de l’audition en faisant par hasard des tests de fréquences sur internet avec mes enfants. Certaines fréquences aiguës que j’entendais auparavant avaient disparu de mon champ auditif. Mon oreille avait une soixantaine d’année, alors que mon corps en avait trente… Cette surdité était soudaine et m’angoissait beaucoup. Le plus difficile était l’incertitude de la situation : je ne savais pas si les résidus d’acouphènes que j’avais allaient rester. Pour tout dire, tout comme le gros des acouphènes avait disparu, j’avais l’espoir que ce qu’il restait allait aussi disparaître, et je guettais pour voir si c’était bien le cas. Tout moment de « silence » était accompagné de bouffées d’angoisse. Au débotté dans la journée, si l’ambiance sonore était propice, j’écoutais pour vérifier si j’entendais les acouphènes. Et quand je les entendais, c’était un coup de poignard dans la poitrine. Au réveil dans mon lit, dès que ma conscience commençait à poindre, ma première pensée allait vers cette idée. Re-coup de poignard. Si bien que mon sommeil déjà compliqué du fait de mes horaires de travail est devenu catastrophique.
Cette danse qui me permettait de me familiariser à ma nouvelle audition a duré plusieurs mois. J’ai consulté un ORL dès que j’ai pu pour vérifier ma situation, entrevue douloureuse de nouveau. Il a enfoncé le clou en confirmant qu’on n’en guérit pas, et la performance de mon audition n’avait pas seulement réduit dans les aigus mais aussi dans les fréquences de la voix humaine, c’est-à-dire celle dont vous avez réellement besoin tous les jours… Cet état d’anxiété permanente a perduré jusqu’à ce que je voie une ostéopathe, qui a contribué à achever mon otite séreuse, mais qui n’a rien fait de mes acouphènes. En début de séance, optimiste, elle m’avait rassurée en me disant que ça disparaîtrait et qu’on récupérerait « tout ça » (le covid avait fait beaucoup de dégâts). Cependant, l’ostéopathie n’a bien sûr pas le don de renouveler les cellules de l’oreille interne… A la suite de cette énième déception, mon espoir s’est tari. C’était douloureux, mais l’angoisse s’est apaisée également puisque je ne cherchais plus à savoir si j’allais retrouver mon audition : c’était fichu. C’est ce qui m’a permis d’entamer un réel deuil.
Dans cette phase non plus ça n’a pas été évident… Un·e psy que je voyais à l’époque a eu beaucoup de mal à entrer en empathie avec ma situation, et notamment, n’a pas pu entendre que je vivais un vrai deuil. Certes je n’ai perdu personne autour de moi, mais perdre le silence qui est un ami précieux pour moi… J’ai constaté le manque d’instruction des gens autour de moi sur ce sujet. Le même que le mien auparavant. Je connaissais le mot, mais je n’avais aucune idée de la réalité qu’il recouvrait. Mes proches mesuraient difficilement l’importance de ce qu’il se passait juste à l’évocation du mot. Il fallait décrire précisément les effets que ça avait sur moi pour qu’ils commencent à comprendre que c’était une réelle épreuve. Il n’y a que lorsque j’ai rencontré d’autres personnes souffrant d’acouphènes que la compréhension était immédiate. Mais je n’ai croisé que deux personnes qui m’ont témoigné de ce problème, et ce à un moment où j’avais laissé tomber l’idée d’être comprise par qui que ce soit pour être réellement soutenue et où j’avais trouvé mes propres solutions. J’ai regretté, oui, que personne ne comprenne grand-chose à cette histoire… Ça m’a aussi permis de toucher légèrement du doigt ce qu’est un handicap dans une société validiste.
Curieusement, prendre conscience de la fragilité de mon oreille m’a donné un nouvel élan pour travailler mon piano. Tant que j’avais une oreille, autant en profiter, elle disparaîtrait peut-être bien assez tôt et je ne pourrai plus entendre ce que je produis au piano… Je me sentais Beethoven, veuve éperdue de mon propre jeu… J’aurais encore des mains mais plus d’oreilles ! Quelle ironie !
Assez tôt, j’ai essayé de faire bonne figure. Cette présence sonore devait devenir une amie. Si compagnie il devait y avoir, autant qu’elle amicale. Je perçois l’acouphène qui fait « iiiiih », qui est une fréquence très haute, comme une sorte de petite fée qui tinte. Seulement je n’arrive pas à l’aimer tant que ça. Disons que je sais qu’elle est là, et c’est vraiment comme une coloc : dès fois c’est cool de savoir qu’elle est là, des fois j’aimerais bien qu’elle dégage…
Le temps a passé. Je dors uniquement avec des boules quies, parce qu’étrangement j’entends mes acouphènes différemment quand je les porte. Ça a différents inconvénients comme celui d’irriter mon oreille, mais trois ans plus tard, le soulagement reste supérieur quand je les porte, et les irritations ne semblent pas dégénérer. Aujourd’hui j’ai toujours le micro-espoir que peut-être ce parasite sonore disparaisse. Je surveille les avancées scientifiques sur le sujet. Mes acouphènes ont fini par faire partie de mon identité.
Mon silence à moi ne ressemble pas à celui des autres. Il m’arrive encore de pleurer lorsque j’ai besoin de repos et que je ne retrouve pas mon paradis silencieux. Le corps a ses raisons que la raison ignore…
Si vous êtes encore avec moi, vous avez le droit à un petit bonus fifou ! Tout à fait dans le thème de la musique, du bruit et de la surdité, je vous invite à regarder Sound of Metal. Je n’en dis pas plus, ce film est juste ✨✨✨ pour initier à cette problématique avec sensibilité, intelligence, et musique…
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