Don Shirley en tournée.
On n’a pas tous et toutes les mêmes chances de jouer sur scène.
Et on ne raconte pas les mêmes choses quand on joue.
Musique classique ou classiste ?
Green Book, sur les routes du Sud n’est pas un film sur le piano mais un film sur l’entremêlement complexe et fin des deux oppressions que sont le classisme et le racisme. C’est là que le piano apparaît, car c’est là sa place. Le piano et la musique classique sont des instruments de classe sociale, peut-être même avant d’être de la musique. Ils incarnent en eux-même la violence d’une rupture entre les classes populaires et les classes d’élite. Le génie n’est pas le fruit du talent mais du privilège1.

Je n’oublie pas ça quand, blanche issue de milieu privilégié, je joue Scott Joplin. Je n’oublie pas ça quand, noir américain, il joue Chopin.
Le regard impressionné que me lançaient mes ami·es campagnards quand je jouais – je ne l’ai compris que bien plus tard – ne disait pas tant de mon talent que de nos origines. J’avais eu la chance, au contraire d’elles et eux, d’hériter d’une culture bourgeoise, qui marquerait mon futur d’une appartenance apte à ouvrir des portes qui resteraient désespérément fermées pour les plus ambitieux·ses de mes camarades.
Je n’aime pas la virtuosité – je ne l’aime plus disons. Elle m’a dégoûtée. C’est une forme de pouvoir que je trouve indécent. Mais lorsqu’elle sert à faire briller ce qui a été éteint par une autre oppression, ce pouvoir devient une arme de lutte pacifique, intelligente, et sensible.
Briller pour résister
Don Shirley utilise son privilège de classe pour exceller et rendre sa fierté à toute une communauté qui a été racisée, et rendue victime d’un racisme institutionnalisé. Étranger à sa propre couleur de peau lorsqu’il croise ses pair·es travaillant dans des champs de coton, il brille aux yeux des blanc·hes le temps d’un concert. Mais slalomer entre tous ces statuts sociaux a un prix. La résilience, même lorsque l’on a le privilège de la classe sociale, ne permet pas de se sortir indemne du racisme et de l’homophobie. L’intersectionnalité des oppressions systémiques dévoile dans ce film, toute son ampleur, à travers un road trip musical et politisé.
Enfin, il est rare pour moi de supporter les films dans lesquels les femmes sont aux abonnées absentes, même si vous me direz, comme 90% du cinéma est comme ça, j’aurais dû m’y faire depuis l’temps… Mais dans ce film, l’association des deux hommes est étonnamment peu misogyne. Au contraire, elle semble même bénéfique pour l’une des rares protagonistes du film. Pour du cinéma moins centré sur un amitié masculine, je vous conseille Serre moi fort de Mathieu Amalric.
Je crois que je n’aime rien tant que lorsque l’art est politique.
Peut-il ne pas l’être ?
On n’a pas tous et toutes les mêmes chances de jouer sur scène.
Et on ne raconte pas les mêmes choses.

- Lire Le talent est une fiction de Samah Karaki, très loquace sur le sujet de la musique. ↩︎
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