Séisme à Istanbul, 2025.

Le 23 avril 2025, à 12:49 heure turque, la terre tremblait. J’y étais (parce que oui, j’y vis) et je vous raconte le témoignage de mes oreilles…


Vrombir à Istanbul

C’est un mot bizarre, non ? « Vrombissement ».

Il ne m’a jamais trop plu. Déjà, je l’ai découvert tard, et un goût amer lui est associé, pour une raison qui manque de précision dans mon esprit mais qui était somewhat liée au fait que j’étais vexée de ne pas être au courant de son existence.

Je ne l’aime pas parce que je n’ai jamais envie de dire « vrombissement » mais « vombRissement ». Et je ne vous parle pas de son verbe « vrombir », qui me déplaît encore plus. Personne ne les utilise jamais. Je n’ai jamais dit que j’avais entendu le vrombissement d’un avion ou que j’avais entendu vrombir le tonnerre. Ils font partie de ces péteux de mots que l’on n’utilise qu’à l’écrit. Enfin, ils n’ont rien pour eux, quoi…

Mais le sachiez-vous ? A Istanbul, ça vrombit…

Pourtant il y a trois jours, il s’est passé un événement sonore dans ma vie qui ne pourrait pas être décrit avec autant de justesse par un autre mot. J’étais là comme ça, sur mon lit. Je parlais avec mon compagnon – ou plutôt je vociférais tranquillement sur un sujet important que le féminisme n’a pas encore traité et qui nécessite par conséquent que je tourne autour du pot en égrenant les insultes appropriées… Quand soudain mon lit se met à trembler façon machine à laver programme essorage. Je n’ai pas le temps de regarder mon compagnon pour vérifier que l’idée qui nous vient est bien la même, il décolle fissa vers le salon et je cours à sa suite en emportant le sac de survie prévu à cet effet. Ce sac se situe derrière la porte. C’est sa place. C’est un sac de la marque Quechua que nous avons payé environ 1000 lira il y a un ou deux mois. Dedans il y a :

  • un sifflet,
  • une couverture de survie,
  • 2L d’eau,
  • un briquet,
  • une copie du livret de famille et des papiers d’identité de toute la famille,
  • de la corde,
  • un couteau suisse,
  • une pince à épiler,
  • des médicaments,
  • un gilet jaune,
  • des pastilles de purification d’eau
  • de l’argent,
  • une lampe frontale et des piles,
  • un carnet et un crayon,
  • une veste de pluie,
  • un pantalon et un pull,
  • une paire de chaussettes et des chaussures,
  • de la nourriture sèche.

Le geste est simple et maintes fois révisé depuis notre arrivée. Me lever, attraper la lanière du sac, ouvrir la porte, courir dans le couloir, me jeter sous la table du salon, et si les filles ne sont pas là, les avoir attrapées au vol. Mon sac n’est pas lourd, et de toute façon tant pis pour mon dos : il y a urgence. En courant je sens un sourire sur mon visage. J’ai le temps d’avoir honte de ce sourire. Dans l’immeuble, des jeunes femmes crient et dévalent l’escalier : ce qui se passe est réel. Le bruit de leurs claquettes sur l’escalier froid, leurs cris. Une sorte de silence non silencieux, comme quand le temps s’arrête, et leurs voix par dessus. Ça a le goût d’une limonade sans bulle un peu trop citronnée et pas assez sucrée.

… aux câlins imprévus

Je retrouve ma fille qui s’est jetée sous la table, et j’en fais de même. Face à face, on attend les dernières secousses, son visage ridé par la peur. Ma main caresse son dos et l’enveloppe. Je lui parle d’une voix rassurante. Je sais bien faire ça. Je suis très douée pour avoir une voix rassurante dans un moment pas du tout rassurant. Je me demande si ça peut se monétiser.

Sur mon lit, ce jour-là, c’est un vrombissement que j’ai entendu. Le tréfonds de la terre a fait trembler les os des immeubles. Et nous, petites choses dans d’immenses tas de pierres froides, on les as entendus claquer des dents, frémir de leur squelette de béton mort. Au plus profond de nous, la terre a tremblé.

Quand nous avons senti que plus rien ne bougeait, treize secondes plus tard, nous avons commencé à exprimer des choses de parents du type « mets tes chaussettes » ou des trucs comme ça un peu inutiles puis nous sommes descendus. Dehors on a retrouvé les voisins du dessous et les voisines du dessus, dans les bras l’une de l’autre, en pleurs. Je regardais en l’air les câbles électriques en mode chien de garde : les câbles électriques en cas de séisme, ça peut être très dangereux. Hésitant·es, comme suivant nos propres pieds, nous sommes parti·es vers la place de la mosquée. En chemin, la rue n’est pas celle de tous les jours. Beaucoup de monde, des gens qui parlent. Les trottoirs ne semblent pas être les trottoirs sur lesquels je marche d’habitude. J’entends quelques propos que je comprends. Dans ce monde verbal encore opaque pour nous, je ressens une communion. On a eu peur, ils ont eu peur. Il n’y a pas besoin de parler turc pour le comprendre. Sur la place, il y a un monde fou. Nous attendrons là deux heures.

Un nouvel ordre synaptique

Lorsque nous sommes rentré·es dans notre appartement, après avoir vérifié que tout était sain, qu’il n’y avait rien d’autre à faire que la Terre n’ait à nous commander, je suis allée dans la salle de bain. J’étais épuisée. Deux heures sous le soleil sans pouvoir s’asseoir, dans un état d’alerte, et toujours en rémission d’une blessure au dos… Je me réjouissais de pouvoir aller m’allonger. Mais alors que je remontais tranquillement ma braguette que j’étais sous l’encadrure de la porte, quelque chose s’est passé.

Et immédiatement, j’ai su. Trois heures auparavant, mes oreilles n’avaient encore jamais connu ce son. Mais une seule fois leur avait suffi : la terre venait de trembler de nouveau.

J’ai trouvé que mon cerveau était formidable. J’ai retrouvé les miens dans la salon, et leurs cerveaux étaient tout aussi formidables. Et leur cœur s’était lui aussi ramolli et leurs autres muscles serrés. Parce que peut-être que vrombissement, c’est ça que ça veut dire… « Je viens de prendre conscience que je suis vraiment une toute petite chose », et on sent comme une mollesse dans son cœur, un état presque fœtal d’impuissance et d’abandon aux bras de plus grand que soi.

Séisme dans Le vent se lève de Miyazaki

Je pense maintenant à un extrait merveilleux d’un film merveilleux. En fait le film ne me plaît pas tant que ça : trop-sérieux-trop-long-trop-compliqué. Mais c’est un fait que chez Miyazaki, il y a toujours une intelligence et une poésie dans la transcription cinématographique des scènes poignantes de la vie…

Dans Le Vent se Lève, les bruitages sont particulièrement fantastiques : bon nombre sont « simplement » produits par la voix humaine (vas-y essaie de faire le bruit d’un avion avec la voix ?). Le bruitage du séisme en est un exemple particulièrement saisissant. Je ne dirais pas qu’il ressemble à la bande son que j’ai eue pendant « mon » séisme, entre autre parce que la catastrophe que j’ai vécue et le séisme de 1923 de Kantō que relate Miyazaki n’ont rien à voir en terme de dégâts humains et matériels. Mais le ratio son / silence et l’aspect extraordinaire de nos sens lors d’un moment comme celui-là est assez proche de l’expérience que j’en ai eue. Je vous laisse apprécier.

Le silence, cette voix du chaos

Vous le savez parce que vous avez lu Acouphènes, la fin du silence : j’ai un rapport au silence un peu personnel. Eh bien les séismes, les acouphènes et tout ce tralala, ça ne serait rien sans les fantaisies du cerveau…

Ce qui est saisissant dans un tel moment, c’est d’une part les sons en eux-mêmes : la montée d’une vibration menaçante, l’arrêt abrupt de tout bruit d’origine humaine pendant le vrombissement, comme un moment d’harmonie silencieuse où l’on sent une union dans la peur, puis la résonance particulière des sons qui résistent au chaos… Mais c’est aussi comment nos sens s’emparent d’un tel moment. Sous le choc, notre cerveau se met à sélectionner et à imprimer des événements aléatoirement, indépendamment de leur hiérarchie habituelle. Cette chimie particulière produit ce sentiment d’un moment hors du temps, extraordinaire.

Si je me représente le chaos, j’ai plutôt tendance à m’imaginer un joyeux bordel, beaucoup de bruit, d’intensités différentes, de textures variées… Le Grand Bazar d’Istanbul sens dessus dessous, par exemple. A événement exceptionnel, tintamarre exceptionnel… ! Mais non. Au contraire, le son se fait plus subtil, plus intelligent : il brille par son absence. Et c’est dans un fil d’une extrême finesse qu’il brode les souvenirs sonores du traumatisme.

Je ne vous souhaite pas particulièrement de vivre cette expérience, et personnellement je ne souhaite pas non plus la revivre étant donné les risques associés à ces événements. On n’oublie pas les 60 000 personnes décédées dans le séisme de 2023 qui a traumatisé les Turc·ques, ni les pleurs de nombreuses personnes croisées dans Istanbul ce 23 avril 2025, qui témoignent de l’impact émotionnel, humain et matériel de ce type d’événement, ni encore les quelques cent-cinquante personnes blessées dans leur propre panique. Mais tout en souhaitant que mon expérience n’aille jamais plus loin, il y a quelque chose d’émouvant pour moi d’avoir pu connaître un son si profond qu’il s’est inscrit dans les racines de mon cerveau, et me situe comme petite chose dans la grande histoire de la Terre.

Mais c’est pas vrai, vous êtes encore là vous ?!

Si vous n’avez personne à aider autour de vous, pas de travail à faire, personne à charge et que le monde se porte suffisamment bien pour que vous puissiez vous prélasser tranquillement dans votre canapé (ça y est vous culpabilisez un peu 😈 ?), regardez-donc UN FLIME.

ET SI vous n’avez pas d’idée de film à regarder là maintenant tout de suite (faut vraiment tout faire hein), considérez Le Vent se Lève ou bien Serre moi fort de Mathieu Amalric pour l’autre type de tremblement de terre intérieur (et j’en sais quelque chose, j’ai été gâtée ces derniers mois… Mais je vous raconterai ça plus tard…).


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