Pourquoi je ne sais pas improviser ?

Pourquoi je ne sais pas improviser ?

Avec des années de pratique de l’apprentissage de la musique et de l’apprentissage de différentes langues, j’en suis arrivée à l’observation que je bloque exactement sur la même chose en musique et en langues : l’expression. L’expression spontanée, demander l’heure par exemple, est le premier objectif d’une personne qui apprend une langue. Et en musique ?

La musique est une langue

Si la musique est un moyen d’expression équivalent à une langue, on pourrait dire que :

Comparaison entre la langue et la musique

Ce qu’on apprend généralement en école de musique…

J’ai appris à « réciter des poèmes » (donc jouer des morceaux appris par cœur). A un niveau élevé, il me semble qu’on nous incitait à composer et à accompagner. Quant à déchiffrer, ça faisait plutôt partie des première années, même si déchiffrer des œuvres très complexes pouvait continuer de forger cette compétence même à haut niveau.

Mais il y a un truc étrange : on ne m’a jamais appris à improviser. En quelques sortes, on ne m’a pas appris à « parler » la langue de la musique… Je veux dire par là qu’on ne m’a pas appris à utiliser tout le « vocabulaire » et les « règles de syntaxe » que j’avais apprises en musique via les œuvres pour les ré-agencer spontanément et rapidement, à ma manière, pour dire ce que je souhaite, et en m’adaptant au contexte. On ne m’a pas appris à improviser. J’ai donc appris une langue, pour laquelle je ne sais que réciter des œuvres incroyablement complexes (avec intelligence et sensibilité, tout de même !), mais sans savoir dire le minimum pour pouvoir échanger avec une autre personne…

Dans l’apprentissage de la musique en école de musique, avant de parler la musique pour dire des choses communes (improviser) avec le vocabulaire qu’on a sous la main (suites d’accords, gammes), on apprend à dire par cœur des trucs très compliqués (jouer un morceau). C’est un peu comme si pour apprendre l’anglais on apprenait par cœur un texte de Shakespeare… Sans savoir dire « où sont les toilettes s’il-vous plaît ? ».

Et ensuite, quand vous avez un super niveau, vous pouvez réciter les textes les plus complexes de Shakespeare, ceux de Virigina Woolf, de Jane Austen, de Faulkner… Mais vous ne savez toujours pas dire « où sont les toilettes », « je t’aime bien », « j’aime pas trop les pois chiches ».

Alors on s’étonne qu’après, jouer de la musique et s’exprimer sont très souvent complètement décorrélés chez les élèves.

Pourquoi c’est dommage de ne pas savoir improviser ?

Jouer une partition, ça claque, mais c’est pas très chaleureux

Qu’est-ce que vous ressentez face à une personne qui récite un poème ? Avez-vous envie de la rejoindre ? Non. Si vous avez l’esprit de compétition vous avez envie de sortir vos plus beaux vers. Si vous êtes comme la plupart des gens, vous trouvez ça « génial » (sous-entendu : vous ne savez pas le faire), et si vous avez un peu de fierté, vous êtes même un peu agacé·e.

La personne brille avec son érudition face à d’autres qui restent bouche bée et qui ne pourront pas jouer avec elle parce que son texte à elle n’est pas « rejoignable ».

Un peu intimidant… Quand vous jouez une partition, elle est « clôturée », elle n’est pas inclusive et invitante. Personne ne « parlera » avec vous, et personne ne peut parler avec vous (sauf s’iels ont aussi la partition et le même niveau que vous).

Ne pas savoir improviser peut être frustrant

Non seulement c’est peu chaleureux, mais n’est-ce pas aussi un peu frustrant d’être bloqué·e dans son expression parce qu’on n’arrive pas soi-même à former une phrase toute simple, tout en ayant le sentiment d’avoir pourtant un accès privilégié et érudit à la langue en question ? Vous n’avez jamais ressenti ça : vous êtes devant votre instrument, et vous venez de bosser vos morceaux. Vous avez envie d’ailleurs, d’un truc différent. Mais là rien ne sort. Parce que tout ce que vous savez jouer… N’a rien d’exotique pour vous-même. Et vous restez avec votre instrument, tout à fait muet·te… Incapable d’aligner les mots que vous venez de réciter avec virtuosité dans un nouvel ordre…

Les musicien·nes classiques sont souvent des réel·les adeptes de la musique de leurs ancêtres. Nous aimons sincèrement la musique de Mozart, Bach et Beethoven. Mais c’est comme si dès que nous ouvrons la bouche, nous pouvions seulement laisser parler les grands et les grandes de ce monde, sans jamais dire ce que nous souhaitons, même la chose la plus banale… Comme si la seule chose qui importait à être dite, ce n’était que des paroles incroyablement complexes. Alors que la simplicité aussi a sa beauté.

Improviser est un accès à la composition

Enfin, de la même manière que parler une langue dans la rue est un premier pas avant de pouvoir écrire un article, un roman ou un poème, savoir improviser est un accès facilitant pour aller vers la composition. Cela constitue une pratique simple et ludique pour tester des arrangements, des suites d’accord, des effets sonores, etc.

Réciter des poèmes et des passages de roman n’est pas à jeter à la poubelle… C’est gratifiant, c’est beau, c’est entretenir et être en lien avec notre patrimoine artistique. Mais on peut se demander à quel point une personne qui raconte tout ça sans savoir composer elle-même une phrase simple est capable de réellement comprendre ce qu’elle raconte…

Et… Est-ce que toutes ces personnes talentueuses n’ont-elles pas elles-mêmes appris à parler simplement avant d’écrire de magnifiques poèmes ?

Apprendre à improviser, c’est pour qui ?

Un choix éclairé : ce n’est peut-être pas là où je choisis de mettre mon énergie

Apprendre à improviser reste un choix que l’on fait ou non. S’y forcer pour des principes relève d’une violence pédagogique que l’on se fait à soi-même. Il y a mille et une manières de pratiquer un instrument et de jouer de la musique. Les efforts sont tellement nombreux qu’on doit souvent choisir là où on met notre énergie et notre temps.

Cependant, je trouve important de savoir à quoi on renonce quand on renonce à quelque chose, et il n’y a pas de choix idiot quand il est éclairé. Maintenant que vous savez ce à quoi vous dites non en n’étudiant pas l’improvisation, vous pouvez sereinement la refuser, ou opter pour elle !

Une porte que tout le monde peut ouvrir

Mais ce qui est sûr, c’est que dès lors que vous avez des cordes vocales, vous pouvez commencer à parler. Regardez les bébés : Bah, beuh, buh… A quelques mois, ils commencent déjà à tenter un mot, une phrase, ils s’amusent avec les quelques syllabes qu’ils ont apprises. Ils s’étonnent des effets de leurs mots sur les adultes, ils s’amusent de nos réactions. Puis rapidement, ils tentent de s’intégrer : « je veux manger ». Ah tiens, ça commence à avoir du sens et on peut dialoguer avec…

Au piano, dans la musique, on peut suivre cette évolution. Et tout comme les bébés, il nous suffit de bien peu de vocabulaire et de compétences techniques pour commencer à parler. Juste d’un peu d’assurance…

Conclusion : un bol d’empathie et de douceur pour soi

Bon ben alors c’est quoi, mon problème à moi ? Eh bien de la même manière que je parle peu à l’oral (sauf dans certains cas où je suis une vraie machine à blabla), je m’exprime peu spontanément. Que ce soit dans une langue étrangère ou dans la musique, j’aime particulièrement comprendre ce qu’on me dit parce que découvrir le monde de quelqu’un·e est l’une de mes activités favorites, et vous avouerez que quand on est occupé·e à parler on n’entend rien de ce que dit l’autre. Et par ailleurs, j’adore écrire. Je l’ai toujours fait et c’est mon moyen d’expression de prédilection. Si on reprend la comparaison qui est faite plus haut, je suis donc plus souvent à écouter et à composer. Quant à « réciter des poèmes », disons que ma formation m’y a habituée… Mais que ce n’est pas ma tasse de thé !

Il y a donc fort à parier que même en mettant les bouchées doubles sur l’improvisation, je continuerai d’avoir un profil principalement d’interprète ou de compositrice dans les milieux courants, et j’adopterai l’improvisation dans des espaces de cocooning avec mes ami·es musicien·nes intimes. J’ai compris que la meilleure façon d’apprendre à improviser, c’est d’observer ce que j’ai déjà appris, et de tenter de le réutiliser en la pratiquant avec d’autres personnes. C’est d’accepter de faire des phrases absurdes parce que la vitesse d’exécution nous force à l’erreur et à l’apprentissage par l’erreur. Et j’ai compris que malgré mon niveau, il fallait accepter de revenir à un niveau de balbutiement joyeux dans le domaine de l’improvisation, car on peut savoir réciter des vers de Shakespeare sans savoir acheter un billet de train !

Si vous cherchez des modèles, Emilie et Paul Barton sont un bel exemple d’apprentissage de la musique par immersion. Il y a fort à parier que dans cette famille, on parle couramment la musique…


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